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Pour un enseignant didacticien

Le choix du nom de notre association Didact@lyon ainsi que notre appartenance à l’AIRDF (Association Internationale de Recherche en Didactique du Français) manifestent explicitement notre conviction que la didactique doit inspirer fortement l’action du professeur de français. Pour que cela ne se réduise pas à un slogan, voici quelques propos qui étayent notre démarche.

La formation initiale des professeurs de français/lettres leur assure à l’université une maîtrise, certes incomplète mais suffisamment solide, pour enseigner les programmes de littérature, de langue et de communication. Certes, la couverture des apports récents de la recherche sur les textes, les genres et les discours est inégale, dépendant des programmes que se donnent les cursus de licence et de master. Mais le bagage ainsi constitué permet d’aborder les questions des savoirs à enseigner avec assurance et efficacité.

La formation pédagogique présente davantage de disparités. Initiée par les unités de préprofessionnalisation en licence puis continuée au cours du master par les stages en classe avec un tuteur, elle donne rarement lieu à une pratique théorisée, appuyée sur des connaissances orientées vers le métier d’enseignant. C’est plus souvent le choix personnel du futur jeune enseignant qui prévaut pour estimer la part de cette formation dans l’entrée dans le métier. Le risque est que la connaissance superficielle des courants pédagogiques, des œuvres des grands pédagogues et des concepts théorisant la relation pédagogique, l’animation de groupe, les profils d’enseignants, réduise ces ressources à des simplifications se limitant à des modes ou des engouements vite abandonnés.

Et la formation didactique des enseignants ?

Au cours de la deuxième année du master MEEF, certains ESPE et ISFEC proposent une première approche de la didactique du français mais il est difficile de savoir ce qui est réellement travaillé et surtout quel lien est établi avec les pratiques de classe (conception des dispositifs, traitement des échecs et des obstacles à l’apprentissage). Plusieurs explications existent. Tout d’abord, le profil des formateurs n’est pas toujours retenu pour leurs compétences didactiques. Pour affirmer son existence universitaire, la didactique a dû développer son statut scientifique (concepts, méthodes de recherche…) ce qui a entretenu une distance entre la recherche et le « terrain » de la classe. L’enseignant didacticien est donc amené à assurer par lui-même l’appropriation d’une pensée théorique complexe et l’élaboration des stratégies et d’une ingénierie qui instrumentent son action. Les revues telles que Pratiques, Le Français Aujourd’hui, Enjeux, lui sont des aides précieuses mais exigent un travail réflexif important qui réduit leur lectorat.

Trois ordres en interaction

Yves Reuter1 estime que les phénomènes didactiques sont formatés par trois ordres en interaction : disciplinaire, pédagogique et scolaire.

Selon lui « une discipline scolaire est une construction sociale organisant un ensemble de contenus, de dispositifs, de pratiques, d’outils…, articulés à des finalités éducatives en vue de leur enseignement et de leur apprentissage à l’école ». Elle a un caractère construit qui permet d’appréhender ses composantes et ses visées, en débat et renégociation constants.

La pédagogie constitue l’ensemble des principes, stratégies, moyens…, qui détermine et organise les formes de l’enseignement, des apprentissages et de leurs relations.

Le scolaire renvoie à des statuts et à des modalités institutionnelles de fonctionnement, issus de l’histoire de l’école et plus ou moins remis en question dans l’analyse de l’échec scolaire (cf. le débat sur la forme scolaire).

La didactique et les didacticiens

Yves Reuter écrit : « On pourrait définir, en première approche, les didactiques comme les disciplines de recherche qui analysent les contenus (savoir, savoir- faire…) en tant qu’ils sont objets d’enseignement et d’apprentissage, référés et référables à des matières scolaires. »2

Il ajoute : « Plus précisément, les didacticiens sont les spécialistes des disciplines scolaires.[…] Les didactiques sont des discipline de recherche c’est-à-dire des domaines scientifiques, caractérisés par des questions spécifiques, des théories, des concepts, des méthodes de recherche et des recherches empiriques. »

Selon lui, les didactiques, en tant qu’espaces de recherche, ne sont donc pas à confondre avec trois autres espaces :

  • Celui des pratiques d’enseignement et d’apprentissages disciplinaires ;
  • Celui des prescriptions : textes de loi, instructions officielles régissant ce qui est à enseigner ;
  • Celui des recommandations : formation, inspection, associations pédagogiques, manuels…

Quant aux relations des chercheurs didacticiens avec les enseignants et les prescripteurs, elles s’échelonnent de l’abstention (par crainte de l’applicationnisme) à l’intervention (les chercheurs guident et aident à penser les moyens d’enseignement).

Du point de vue de l’enseignant, sa relation suppose donc qu’il s’approprie les concepts de la recherche (par exemple, la transposition didactique) mais surtout qu’il en use pour concevoir un projet de transformation/innovation de ses pratiques d’enseignement.

Le cas de la lecture permet d’illustrer ce que l’approche didactique apporte aux méthodes d’enseignement. Lorsque l’échec scolaire a été identifié comme un marqueur de la charnière primaire/secondaire, de nombreuses études ont fait apparaître que l’enseignement de la lecture n’avait pas pris en compte les travaux sur l’acte de lire (empêtré dans la querelle des méthodes).

Progressivement, s’est affirmée l’idée que la compétence de lecture ne relève pas d’un processus achevé mais d’un continuum que le cursus doit assurer par des moyens appropriés. Mais l’influence de la didactique peine à pénétrer les habitudes enseignantes et souffre fréquemment de la dérive applicationniste (par exemple, l’abus des questionnaires au détriment d’un apprentissage des opérations telles que l’anticipation, l’inférence…).

D’autres travaux didactiques ont théorisé le statut du sujet lecteur. Ainsi, les travaux sur la lecture littéraire ont aidé à construire une approche qui renouvelle les pratiques et augmente la compétence des élèves. C’est le cas de la démarche de production d’hypothèses qui place l’élève-lecteur dans un rapport au texte et sollicite sa compréhension et son interprétation, au lieu de s’en tenir aux formes figées de « l’explication ». C’est également le cas des travaux sur le sujet lecteur qui mettent en avant la singularité de celui-ci (ses goûts, ses références, son rapport à la littérature, au culturel) et dont l’enseignant s’inspire pour proposer aux élèves des activités réflexives (se regarder lire, verbaliser ce qui dynamise, ralentit, gêne leur démarche, ce qu’ils jugent important ou secondaire pour « bien lire », ce qu’ils estiment intéressant ou rébarbatif…).

Etre didacticien pour l’enseignant de français c’est assurer cette veille pour entretenir le lien entre sa culture littéraire et linguistique de professeur de français/lettres, sa culture pédagogique pour créer les conditions relationnelles optimales favorables aux apprentissages et sa culture didactique pour mettre en œuvre les dispositifs et les moyens d’apprentissage qu’il juge les plus appropriés. Cette veille ne peut efficacement et durablement s’assurer sans un solide travail d’équipe. La pluralité des regards sur l’action entreprise est un gage de qualité et rend ainsi l’exercice du métier mobilisateur et stimulant. Cette dimension collective aide aussi à assumer l’inévitable déstabilisation engendrée par ce renouvellement. La crainte de ne pas « faire comme tout le monde » peut inhiber les praticiens désireux d’insuffler de nouvelles conduites chez eux comme chez leurs élèves. L’échange et le débat entre professionnels confortent les chances de réussite du projet engagé.

Les domaines d’investigation didactique pour la classe

Comme discipline scolaire, le français connaît depuis un demi-siècle des configurations multiples, consécutives à l’avancée des recherches linguistiques et littéraires mais aussi aux influences sociétales qui le contextualisent et aux réformes qui s’en inspirent. Ainsi, la discipline « français » est-elle tantôt une juxtaposition de domaines tels que la lecture, la grammaire, l’orthographe…, tantôt un ensemble unifié sous la domination d’une composante (l’écriture, par exemple). L’approche par compétences, présente dans le libellé des programmes actuels du collège, a conforté l’image d’une discipline organisée autour d’activités langagières (écrire, lire, parler, écouter). Celles-ci créent des espaces d’investigation que les travaux de la recherche en didactique aident à prospecter.

L’oral

Il devient ainsi un objet d’apprentissage qu’il faut caractériser (qu’est-ce que l’oral ?) et un objet didactique dont il faut préciser les apprentissages les plus pertinents et les démarches les plus efficientes (quelles situations sont les plus favorables ?). Complémentairement à ses choix pédagogiques (organisation du groupe, types d’activités, évaluation formative…), l’enseignant didacticien sélectionne des ressources telles que les catégories sémiotiques verbal/non- verbal/paraverbal, les genres de l’oral, l’approche énonciative et les interactions verbales, etc.

La lecture littéraire

Les apports didactiques choisis concernent le sujet lecteur, les notions de compréhension et d’interprétation, la relation lecteur-texte. Ils conduisent à diversifier les situations propres à augmenter les compétences des élèves. A titre d’exemple :

  • Un texte nu dont les élèves confrontent leur première lecture en comparant leurs hypothèses ;
  • Un texte accompagné de l’interprétation d’un élève fictif dont la classe analyse la pertinence ;
  • Un texte assorti d’un inventaire des procédés qui le composent et soumis à la classe pour en élaborer une interprétation.

L’évaluation elle-même offre des situations didactiques par le questionnement des critères retenus comme pertinents d’une lecture littéraire de qualité attendue à tel ou tel point du cursus (collège, lycée).

L’écriture

Le travail didacticien s’intéresse à la fois à l’activité même de l’écriture conduite par le sujet scripteur (ses représentations, son rapport aux textes écrits, ses façons de faire, etc.) et aux travaux issus des recherches sur les processus rédactionnels, les postures de scripteurs, la réflexivité et la réécriture. Considérant l’écriture comme un ensemble dynamique de problèmes complexes (cognitif, linguistique, psychologique, socio-affectif, identitaire et expérientiel3), l’enseignant didacticien mobilise progressivement des situations diversifiées qui contrastent avec une pratique répétitive qui interroge peu ou pas le sens de l’activité d’écrire.

La didactique et l’ingénierie d’enseignement

Entre l’information issue des travaux de la didactique comme discipline de recherche et la conception par les enseignants des dispositifs d’apprentissage destinés aux élèves, on voit bien qu’il doit nécessairement exister une fonction d’adaptation et de traitement qui relève du domaine de l’ingénierie. La transposition didactique a identifié une part de cette fonction à propos des contenus à enseigner : « Un contenu de savoir ayant été désigné comme savoir à enseigner subit […] un ensemble de transformations adaptatives qui vont le rendre apte à prendre sa place parmi les objets d’enseignement. »4 Mais il existe aussi d’autres constructions à effectuer par l’enseignant pour élaborer des propositions innovantes adaptées aux objectifs et aux situations d’enseignement. L’enseignant didacticien est ici un ingénieur, concepteur de dispositifs originaux, certes tributaires d’apports, qui devront subir les essais nécessaires pour garantir efficacité et pertinence.

Bien sûr, cette ingénierie peut parfois se reconnaître dans les manuels supposés intégrer les innovations « fiables », dûment testées par des expérimentateurs. Cependant, l’édition scolaire, fortement attachée à la rentabilité de ses investissements, prend peu de risques pour promouvoir les innovations. Pour assister les enseignants – en préconisant l’organisation en équipe – la formation continue doit proposer des ressources de formation au sein des équipes mais aussi par des échanges entre celles-ci (vulgarisation des résultats de la recherche, production d’outils pour la classe). Les formateurs didacticiens, eux-mêmes en relation de travail avec les chercheurs, ont un rôle majeur pour aider à développer, au sein des équipes enseignantes, les compétences nécessaires à l’action didactique.

Une forme renouvelée du travail enseignant

La part de la didactique dans le métier du professeur de français implique donc une activité sans cesse réinterrogée. Elle risque d’apparaître comme une charge conséquente ajoutée aux tâches déjà foisonnantes du quotidien. A la compétence didactique de l’enseignant, il faut donc attacher des motifs qualitatifs qui emportent l’adhésion.

En premier lieu, cette compétence engendre un ressourcement intellectuel de premier plan. Elle permet à l’enseignant d’adopter une démarche réflexive sur sa discipline, ses finalités et ses objectifs comme espace de formation et d’apprentissage. Former aux usages élevés des pratiques de l’oral et de l’écrit donne du sens5 à l’étude du français et révèle « la saveur des savoirs » chère à Astolfi6. C’est aussi un puissant facteur de motivation pour les élèves qui dépassent les seuls exercices scolaires associés aux examens et développent avec plus de discernement les compétences nécessaires à la poursuite de leur cursus.

L’enseignant didacticien est un acteur impliqué, exerçant son autonomie dans l’analyse critique et la compréhension des mutations du système scolaire et, par oie de conséquence, de sa discipline. Il participe au développement de la didactique par le retour, à destination des chercheurs, des résultats, qualitatifs et quantitatifs, obtenus à partir des transpositions réalisées pour sa classe « Rappelons […] que c’est la profession enseignante qui est la constructrice de la didactique pratique dans une discipline scolaire »7. Ce que conforte le propos de J-P. Bronckart : « Toute théorie du didactique ne peut s’élaborer qu’à partir de l’analyse/conceptualisation de données issues de travaux effectués dans les diverses didactiques des disciplines »8.

Reste à renforcer les bases de cette communauté d’enseignants didacticiens en favorisant les échanges et les espaces de travail. Force est de constater un manque de stratégie pour fédérer les acteurs individuels, renforcé par une absence de politique incitative pour faciliter l’accès aux recherches. A la manière des associations de chercheurs (AIRDF, IREM…) et des collectifs militants (AFEF, APMEP, APBG …), des initiatives sont à prendre pour promouvoir le développement de telles organisations, notamment à l’échelon local entre collèges, lycées et universités.


Références

  1. Daunay B., Reuter Y., Schneuwly B., Les concepts et les méthodes en didactique du français, AIRDF/Presses Universitaires Namur, 2011

  2. Reuter Y., Dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, De Boeck, Paris, 2013

  3. Bucheton D., Refonder l’enseignement de l’écriture, Retz, Paris, 2014

  4. Chevallard Y. (1988, 1991)

  5. Cf ; M. Develay qui considère le sens comme « instance de régulation des apprentissages des élèves. Si l’élève trouve du sens dans une situation d’apprentissage, c’est consciemment qu’il se montrera acteur de sa propre trajectoire », in Allal L., Mottier-Lopez L., Régulation des apprentissages en situation scolaire et en formation, De Boeck, Bruxelles, 2007

  6. Astolfi J-P., La saveur des savoirs, ESF, Paris, 2008

  7. Schneuwly B., Conférence d’ouverture du colloque 2016 de l’AIRDF à Montréal

  8. Bronckart J-P., À la recherche de l’identité didactique, dans Théories-Didactiques de la littérature et de l’écriture, Septentrion, Villeneuve d’Asq, 2017